Zola fait félin – Trilogie rachildéenne, fin

Critique : Rachilde, L’Animale, 1893

Portrait de Rachilde par Félix Vallotton, 1898

Ici s’achève le cycle rachildéen que j’ai entamé il y a peu. J’ai bien fait de terminer par cette oeuvre – la lire en premier m’eût abusée sur l’importance de la littérature du XIXe sur son auteur, la lire en second m’eut fait croire que Rachilde ne savait parler que des femmes. Quand, à l’évidence, non.


D’ailleurs, Laure, l’héroïne de ce roman magnifique, est-elle une femme ? Le titre n’est guère mystérieux : Laure est une animale. Mieux, de la race féline elle a tous les traits. Tantôt chatte sensuelle et douce, tantôt tigresse avide et sournoise, la royale Laure déambule avec les chats ses sujets sur les toits de Paris au clair de lune. Laure ne vit que pour ses sens : gourmandise, paresse, et luxure… Surtout luxure. Diable ! Une femme qui incarne à elle seule trois péchés capitaux, les trois péchés qui mettent en jeu le plaisir sensible de l’individu. Laure est une chatte en chaleur et elle est faite pour être un objet d’amour, un objet dont on s’occupe dans l’énervement des sens, un objet qu’on adore, pour lequel on se sacrifie et on devient fou. Mais nulle vanité là-dedans ; non, Laure n’est pas une cocotte qui vit pour le regard d’autrui, Laure ne se soucie pas de son apparaître, ou alors dans la simple nécessité immédiate de provoquer en l’homme la convoitise de son corps moulé dans un fourreau noir et de sa chevelure lourde, tressée, frappant comme une lionne ceux qui la frôlent. Laure ne se prostitue pas – elle ne veut pas d’argent, elle veut du plaisir. Bref, Laure est le désir ardent, elle a tout de l’animal qui vit pour l’assouvissement de ses instincts, de ses passions irraisonnées. Laure se fiche de Dieu comme d’une guigne, Laure a besoin d’être physiquement aimée, et d’aimer physiquement.


Point d’immoralité là-dedans alors… Plutôt de l’amoralité. L’immoralité est dans les yeux de qui regarde l’Animale. Aux yeux du monde, Laure est l’immoralité à l’état pur : la jeune vierge qu’on doit marier n’est plus vierge depuis ses douze ans, âge auquel elle découvre l’amour par hasard et par besoin pulsionnel ; elle dévergonde de jeunes paysans qui se meurent d’amour pour elle, elle se livre à un borgne hideux par désespérance nerveuse et le conduit au tombeau, elle fait perdre la tête à un curé… On la chasse, le mariage est rompu, et elle vit dans l’ombre, en tant que maîtresse cachée de son ex-futur mari dont elle est folle amoureuse (et c’est le seul homme qu’elle aime, peut-on presque dire), avec son chat (Lion de son petit nom), et la nuit avec son amant froid, qui ne l’aime pas, qui la méprise, qui cherche un prétexte pour quitter cette folle soumise jusqu’au déni d’elle-même.


Laure est une figure complexe : elle n’est pas un personnage manichéen, pas une femme fatale, pas une perverse, pas une sadique, pas une masochiste… Mais c’est une femme envisagée comme tout entière dominée par ses passions (et c’est ce qui fait sa différence, voire sa supériorité, par rapport aux autres femmes qui se laissent gouverner par les impératifs sociaux), qui oscille entre une soif insatiable, vibrante, de sexualité, et des sentiments irrationnels pour un homme qui ne peut ni ne veut répondre à ses attentes. Laure est la chaleur, elle est de bout en bout, féline. Il ne s’agit pas de savoir si Laure est intelligente ou pas ; elle a l’intelligence de ses passions et de son corps, elle ne vit que pour trouver son alter ego. La vie de Laure est une tragédie, elle n’a rien de cette créature surhumaine qui tombe les hommes comme des mouches pour les abandonner après. Laure n’a aucune arrière-pensée : elle se jette éperdue dans le plaisir sans s’arrêter aux conséquences (dont elle a conscience).


Je ne sais pas si Laure incarne la victoire de l’individualité, mais je crois qu’elle incarne l’animalité humaine dans toute sa naturalité, dans toute la tragédie de l’avènement d’une société qui nie la chair. C’est pourquoi Laure est victime bien plus que mangeuse d’hommes classiques. Ses intentions sont pures, aussi pures que la « nature »… Si Laure est la perverse qu’ont évoquée les critiques de ce roman, alors c’est la Nature qui est perverse, et la Société qui est pure – ce qui est complètement artificiel et… pervers.


L’oeuvre pose donc la question suivante : où est la perversité ? Et, plus avant : où est la folie ? Où est la monstruosité ? Dans le monde de la jouissance des sensations qu’est le monde de Laure, où l’animalité se confond avec l’humanité, où les frontières se brouillent, tout n’est qu’une question de point de vue. Et pour sûr, la lucidité n’est pas du côté des bourgeois parents de Laure et de son bourgeois ex-futur mari, êtres moraux, froids, abrupts, qui craignent plus que tout le scandale et le ridicule. Et quelle beauté dans ce ballet des chats ! L’incipit est sans nul doute le moment le plus stylisé, le plus captivant, le plus dément, le plus phénoménalement beau de tout le livre, et si vous le lisez, vous constaterez la malice de Rachilde dans cet incipit si travaillé, qui laisse rêveur.se et qui fascine. On est fasciné.e par cette chatte aux formes humaines. Fascinante aussi cette relation fusionnelle avec Lion, qui se tisse au fil du livre, et qui se termine en apothéose parfaite. Car le seul être qui parvient à apaiser les appétits de Laure, c’est bien Lion, succédané aux hommes, qui se meut peu à peu en quelque chose qui ressemble bien plus à un amant, à un amant fauve qui tombe toutes les chattes, que tous les hommes éplorés ou mortifères qu’a Laure.

On est obligé.e de reconnaître la brillante architecture du roman, roman parfaitement rodé, parfaitement construit, d’une manière quasi-linéaire archi-classique qui dessine la genèse d’une petite femme sensuelle, depuis le regard qui brille entre deux plantes grimpantes, jusqu’à… Mais ne spoilons pas. Comment ne pas penser à Zola ? Il y a tout, sauf l’hérédité peut-être, puisque Laure ne tient pas de ses parents mais de la nature qui reprend ses droits. Il y a la linéarité, la peinture de la vie d’un être, il y a les instincts qui persistent jusque dans l’amour (censé être l’apanage des hommes… ce qui nous rappelle que Laure EST une femme, peut-être plus authentique que toutes les autres), il y a la causalité (les angéliques, le sucre, les épices, tout concourt à affoler les sens de l’enfant prodigue, choyée, qui devient ce qu’on a inconsciemment fait d’elle). Il y a du naturalisme, mêlé d’un zeste de fantastique. Il y a même du freudisme : avec la sexualité infantile, l’hystérie, l’oeil percé etc, Rachilde se pose en digne continuatrice du second XIXe siècle.


Héritage classique également : L’Animale est une tragédie, rigoureuse, un peu abâtardie certes, mais une tragédie néanmoins, où rien n’est laissé au hasard – sans que les procédés deviennent grossiers. Tout se recoupe et se complète, tout est pourvu d’un symbolisme riche.


Notons enfin les symptômes « queues de siècle », comme dit Huysmans : décadence qui s’ajoute au symbolisme, couleurs d’un bleu sombre presque verdâtre, des relents de dépérissement par ennui, où l’on cherche désespérément la bouffée d’air en ouvrant le vasistas de l’appartement calfeutré dans ses soieries. On voit très peu le monde, dans ce livre… Oui, on va bien A Rebours. Recherche esthétisée, sans espoir, d’une nature étouffée, presque artificielle tant elle se vautre dans des fantasmes animaux.

Bref, L’Animale est un roman magistral, qui fait une synthèse toute féminine de son siècle, et qui brouille toutes les pistes. Est-ce un roman féminin, un roman féministe, un roman pervers, un roman archi-réaliste ou archi-fantasmatique ? Je vous laisse le lire pour en décider, si vous arrivez à outrepasser le bouleversement contigu à l’achèvement du livre. Ça m’a coupé le souffle. La fin est d’une beauté sans nom, c’est si maîtrisé qu’on ne voit rien venir, c’est atroce, effrayant, et inoubliable. Bonne lecture.

Noyade(s) – Trilogie rachildéenne, deuxième partie

Critique : Rachilde, La Tour d’Amour, 1889

La Tour d’Amour est un roman bretonnisant, tout à fait différent de ce que j’avais pu voir dans La Jongleuse. Pas de décadentisme hérité de Huysmans ici, pas de beauté androgyne fardée, pas de fascination exsangue pour un être évanescent… Quoique…
On vous l’aura dit, ou pas, mais ceci est rarissime dans la littérature : cet objet que vous avez, ou pas, entre les mains, est un roman nécrophile. Je dis roman nécrophile, et non roman sur la nécrophilie, parce que :
– Ce n’est pas un roman sur la nécrophilie : ce n’est pas le thème du roman, ce n’est pas le coeur du roman, mais c’est un phénomène consécutif au récit.
– Ce n’est pas une condamnation de la nécrophilie – pas plus qu’un éloge – mais une façon subtile d’expliquer comment on peut être atteint par l’amour pour les femmes mortes. Le jugement moral n’est pas l’objet du roman : si le héros juge, pour sa part, le phénomène n’est pas blâmé intrinsèquement. Il est perçu comme choquant, effrayant par le narrateur… qui pour autant l’accepte avec une facilité déconcertante, ne le dénonce pas, voire finit par le comprendre, et éprouve de la pitié pour la victime de cette monstrueuse passion.
Vous aurez au passage noté l’intérêt certain de Rachilde pour la monstruosité – je vous redirige vers le premier opus de cette trilogie critique.

Sans développer aussi longuement les éléments centraux, je voudrais faire quelques remarques sur l’oeuvre en elle-même et comparativement à La Jongleuse. Le style, tout d’abord, n’a rien à voir : où l’on avait des affects de préciosité, un amour de la description luxueuse, une focalisation sur l’humain et ses fantaisies matérielles, on a au contraire une certaine rudesse, épuration du style, dont les traits céliniens sont absolument indéniables, flagrants dès les premières lignes… Et si la description garde une place importante, c’est bien davantage pour peindre une ambiance livide et diluvienne que pour en faire l’objet même du roman. Paradoxalement, l’amour des personnifications est évident – successivement le phare, la mer, la lune, toutes figures humaines, évidemment sexuelles (le phare est la figure phallique par excellence, la mer est la femme des gardiens du phare qui sont les protagonistes du roman, la lune tente d’épouser le phare…), qui incarnent un glissement de référentiel dans la vie des héros : le référentiel n’est plus la vie sociale, le contact à l’être humain, mais l’isolement, la seule compagnie de grands monstres qui semblent plus humains, plus tangibles, plus impactants que les humains mêmes. Les deux gardiens du phare sont seuls, et même entre eux deux, la communication est impossible. Jean Maleux, le narrateur fraîchement arrivé suite à la mort de son prédécesseur, est observateur passif de la folie de Mathurin Barnabas, le gardien chef, qui ne fait que baragouiner, chanter, et gueuler. Ce côtoiement sans aucun partage (outre le devoir de maintenir le phare allumé) crée une solidarité de façade, lente, sans profondeur, qui renforce la solitude des deux pauvres êtres condamnés à passer leurs jours en haut d’un phare qui surplombe des écueils mortels, en proie à de terribles tempêtes, secoué continuellement par le vent breton, la pluie torrentielle, les vagues immenses de la mer.

Ambiance : gris, eau, mort, solitude. Un bien joli tableau… Mais si, car Rachilde propose ici une nouvelle esthétique de la noyade, de l’eau qui envahit tout, inonde tout, qu’on avale ou plutôt qui nous avale. Lisez les quelques pages superbes qui se consacrent à la description élégante, rêche, fragmentaire, précise, somptueuse des figures phares (lolilol) du roman, dans les yeux de Maleux (car le roman est écrit à la première personne). La nature, ici, abîme les êtres, dans tous les sens du terme – c’est-à-dire qu’elle les dégrade et les fait chuter. On voit comment Barnabas a chuté dans la folie en assistant à la chute, en direct, de son adjoint et successeur, à force de solitude et d’abêtissement dans le devoir, comme le montrent certains détails – par exemple, Barnabas ne sait PLUS lire, ou il se fait un étrange bonnet avec des oreilles pendantes comme des chiens dont je ne vous dirai rien de plus… Animalisation, mécanisation, noyade de l’être, fatalité de la fonction de gardien qui conduit à cette fracassante conclusion : la seule femme possible pour ces hommes est la femme morte, la femme qui se laisse faire, qui ne fuit pas cette atmosphère morbide, la noyée échouée sur les écueils au pied du phare. La seule femme vivante, la seule épouse infiniment plus réelle, c’est la mer, féroce, qui s’accapare les hommes.

C’est donc la lente dégradation d’un être qui fait l’objet de ce récit. La nécrophilie, ce n’est qu’une contingence de cette dégradation… puisqu’elle peut advenir, comme en Barnabas, ou non. La dégradation se fait sur tous les plans, mais elle se fait quoi qu’il en soit. Sexuellement, psychologiquement, physiquement, intellectuellement… Et l’exploit de Rachilde est de donner à voir cette chute dont la folie est l’apogée, en six ans dans la temporalité du récit, en cent soixante pages. Cela suffit, cela est parfaitement achevé.

Vous pardonnerez la rapidité avec laquelle je passe sur une analyse stylistique qui serait passionnante. Je n’ai qu’un conseil final à donner : lisez, mes bon.ne.s !

Trilogie rachildéenne, première partie

Critique : Rachilde, La Jongleuse, 1900*

Le fantasme fait livre, et même… l’Amour fait livre.

C’est avec La Jongleuse que j’ai découvert Rachilde, qui fut au siècle dernier comparée à un Baudelaire féminin, puis qui fut totalement oubliée – trop scandaleuse… Rachilde est pourtant une écrivaine prolixe, qui aborde des sujets novateurs, et notamment les problématiques de genre.
J’ai entendu son nom pour la première fois il y a quelques années, alors que j’étais en troisième année de licence de lettres – c’est dire à quel point elle moisit au fond d’un cachot en attendant que la postérité découvre son cadavre, on commence tout juste les fouilles, alors que pourtant elle est si proche de nous dans le temps – lors de l’exposé d’une camarade brodant autour du thème d’un de mes cours, qui était « Les métamorphoses du malin dans la littérature ». Fascinée par le personnage qui m’était décrit et quelques traits généraux sur son oeuvre, j’ai cherché à acquérir quelques-uns de ses romans… Deux, trois sont disponibles à des prix à peu près raisonnables sur les fameux sites que tout le monde connaît, les autres sont des raretés, qui ne sont plus rééditées depuis des dizaines d’années. Et à la braderie de Lille, au hasard de mes pérégrinations et méthodiques entreprises pour trouver la perle rare, le livre introuvable au cachet inestimable, dont on peut deviner l’histoire en grattant la poussière et en tâtant les jaunissements du papier, me voilà tombée sur un livre de Rachilde. Le Graal, peut-être ? Je ne connais pas celui-là, ce n’est pas un des moins oubliés, c’est une jolie édition de livre ancien, vert, présentant bien, digne et seul entre deux insipides feuillets. Et bim, 2€ plus tard, le livre rejoignit le butin de la journée.

Trois semaines plus tard j’ouvre le trésor, et la première page déjà me laisse coite. Vous savez, le genre de livre qui ébouriffe, dont le style laisse pantois, tant il est sublime de subtilité, d’élégance, de rareté, d’idéal de beauté du langage. Et Rachilde c’est ça : une écriture splendide, fine, et en même temps d’une telle originalité, qu’elle ne peut laisser indifférente. Ce n’est pas là une froide beauté aspirant à une perfection classique ; pas non plus un fantaisiste exercice de style. C’est bien plus un voyage dans l’inconnu, un voyage dans un fantasme… dans l’Amour.
Car le style de ce roman, son attention achevée au détail luxueux, à l’envoûtement mystérieux, à la composition d’un rêve, est fait pour peindre une héroïne, la Jongleuse, de son nom Eliante, dont tombe fou amoureux Léon. Eliante est folle, inaccessible, légère, dramatique, elle s’échappe et se métamorphose pour incarner l’amour sous toutes ses formes. Pas l’amour pour quelqu’un, pour quelque chose, mais l’Amour, Eliante est l’Amour absolu, ou plutôt se veut l’Amour absolu, et ne vit que pour ce personnage qui lui correspond terriblement bien. Léon est un étudiant en médecine impulsif, irrité, cultivé, mature, excité dans tous les sens du terme. Elle est la souplesse fuyante aux longs cils enchanteurs, il est son ombre qui la poursuit sans jamais pouvoir l’attraper. Elle a trente-cinq ans, il en a vingt-deux.

Rien que de très commun, finalement, me direz-vous. Car après tout, n’est-ce pas qu’une bête histoire de romance avec de jolis mots pour faire avaler la pilule ?
Non.
Pourquoi ?
Parce que La Jongleuse n’est pas à proprement parler un roman d’amour. Il est certes construit comme tel : une rencontre décisive, un dîner, de la résistance, un abandon final, une résolution. Mais si on assiste à la naissance d’une passion commune, et à son édification, l’achèvement physique de cet amour, le passage à l’acte sexuel n’est pas une fin en soi de l’oeuvre, on le sent bien. On le sent bien car même si on se pose un peu anxieusement la question du « Va-t-elle céder à la chair ? », on ne sait pas où le roman va. L’histoire est celle de l’accomplissement du rêve de beauté d’une femme, du développement de l’être sinueux d’un monstre à la croisée des genres (car si Eliante est femme, elle est avant tout mythe impalpable, humain magnifique), qui se trouve se résoudre dans le sentiment amoureux très digne et puissant éveillé par et pour l’apprenti médecin.
L’oeuvre est en partie épistolaire : c’est la correspondance de deux personnalités qui se cherchent et vivent dans l’amour – l’un s’y jetant pour la première fois, l’autre trouvant un objet défini pour continuer à s’y jeter. Les mots fusent, les tendresses, les folies, les horreurs aussi, car les deux amants ne s’épargnent rien, se font des mimes, se font des menaces, sans que jamais on puisse craindre pour les fondements authentiques de leur sentiment. Ce qui semble tout simple et qui est pourtant incroyable, c’est que malgré la description physique aboutie d’Eliante (en particulier de ses différentes tenues vaporeuses, androgynes, fascinantes – qui la sculptent belle ou laide, mais toujours incroyable), on ne découvre de la psychologie des personnages que ce qu’ils disent. Nulle narration n’intervient pour donner leur identité. Ils ne sont que ce qu’ils disent du monde, de l’autre, d’eux-mêmes. Les singularités sont mots et sont donc souples et subjectives. Ainsi le flou artistique est entretenu, et pas seulement autour d’Eliante – aussi autour de Léon, et même de Marie, la nièce d’Eliante, la pièce de trop, encombrante, dont on ne sait que faire. C’est une nouvelle façon de concevoir l’humain qui se dessine : toute substance ontologique est balayée, on se contente de l’apparence et des mots, car le reste est inconnaissable. Tout une métaphysique.

Cela donne une saveur étrange au roman. Il semble impossible de le résumer, de l’expliquer correctement, de lui rendre un fidèle hommage. Maladroitement expliqué comme je tâche de le faire, il semble précieux, dandy, il semble être gratuitement décadent. Décadent certes, on ne peut lui ôter cela. Le fantasme inouï qui constitue le personnage d’Eliante Donalger, ses vêtements, son mode de vie, ses origines, son environnement, tout cela semble n’être que le résultat d’un malsain et maladif désir de luxe et de superficialité. D’ailleurs comment nier que cela est très irritant, au fond. Très peu réaliste. Mais eh, pourquoi pas ? Pourquoi ne pourrait-on pas imaginer cette femme comme une personne réelle, qui se donne la possibilité d’être un rêve ambulant ? Dépassons la réalité de la mystique coquette. Lisons bien le texte. Tout est conscient des abus et de la folie du récit – tout est fantasme assumé. Car c’est un hommage à l’amour, à l’Amour… et à sa folie, violente, douloureuse, orientale. C’est une Vénus du XXe, une aristocrate qui s’ennuie mais qui se dépasse, qu’il ne sert de rien de juger moralement. Après tout, qui peut reprocher à Vénus de rêver de sa beauté ?
La seule morale est : contemplez la beauté monstrueuse. Faites-la advenir au monde, vivez-la, perdez-vous en elle, jusqu’à ses abysses… Jusqu’à ce que ce fantasme bancal et irréel disparaisse, comme il ne peut que disparaître. Alors vous pourrez vous tourner de nouveau vers la raison. Vous vous souviendrez de la beauté comme beauté, et vous la chérirez comme l’opium de la jeunesse.

Le mot de la fin : lire absolument du Rachilde. C’est l’itinéraire d’une vie qui est tracé ici. Parfois insupportable par sa préciosité, oui ; mais c’est une ode à la beauté, à la liberté, à la dignité. Rien que ça. Et le style est si douloureusement beau que c’en est indescriptible… Oh je préfère à Baudelaire Rachilde.

*critique écrite il y a plusieurs années, à peine retouchée.

De l’utopie poétique à l’épopée féministe

Critique : Monique Wittig, Les Guérillères, 1969

Ce roman, difficile, syncrétique et mystérieux, se compose de deux parties : une première partie qui décrit la vie d’un Etat de femmes, dans un lieu et un temps incertains – une véritable utopie, comme le dit l’étymologie, une société idéale qui n’est en aucun lieu ; une seconde partie où les femmes prennent les armes contre les hommes, représentants de l’ordre ancien (=l’ordre actuel) où lesdits hommes avaient le pouvoir sur les femmes pour leur bon plaisir. Cette information est primordiale pour comprendre le roman : tout est en effet implicite dans sa construction, il n’y a pas de démarcation entre les deux parties, tout fonctionne par bribes et le mot « guerre » n’apparaît pas, je crois, avant la dernière page. La forme poétique, sur laquelle je reviendrai, rend opaque la relative narration de cette division entre description/présentation de la communauté des femmes et action/guerre. Le lecteur ou la lectrice doit se mettre en position de décoder a minima le roman pour y trouver du sens.

Le livre se construit sur des symboles et des motifs récurrents qui visent à construire une nouvelle mythologie, une mythologie féministe qui ne consiste pas bêtement à renverser les symboles patriarcaux traditionnels en les niant ou en les mettant sur un piédestal, mais une mythologie propre, complexe, qui se gausse des mythes anciens. Les mythes anciens sont en effet connus, maîtrisés, dépassés, exploités pour leur pouvoir à faire naître le rire et la combativité, et envisagés comme des matières vides de sens dans un monde nouveau. Il ne s’agit pas de glorifier la vulve comme un coquillage nacré ou un abricot juteux, mais bien de la glorifier comme une forme forte, vive, riche de sens, autonome – d’où par exemple ce symbole du cercle qui est dessiné trois fois dans le livre et qui sert de repère polysémique à la communauté qu’il incarne. Bref, il s’agit de créer non pas seulement une société féminine idéale, mais aussi une société féminine avec sa culture, ses rites, son organisation, sa profondeur, qui n’est pas un reflet inversé de la société patriarcale mais qui se constitue en propre, différemment, c’est-à-dire, simplement une société créative.

Et en cela Monique Wittig réussit le pari de la créativité : on voit, à travers de courts paragraphes largement espacés, qui font la part belle aux noms de femmes scandés comme sur une stèle funéraire (bon, cette info, c’est wiki qui me l’a donnée), aux poèmes et aux chants, se dessiner un espace immense et tiède, confus, flou, dans lequel évoluent des êtres dont les activités sont plus ou moins expliquées et plus ou moins compréhensibles. L’espace de cet Etat de femmes est très visuel, très imagé : il repose sur des motifs empruntés à la science-fiction, mêlés à des motifs qui évoquent la pastorale, l’idylle, l’âge ancien de la ruralité. Cette créativité a lieu aussi dans la deuxième partie du roman, par exemple dans la description des armes utilisées par les femmes, qui semblent aussi mythiques que dépendantes de technologies ultra-pointues, marquant leur supériorité sur les armes patriarcales. Ainsi, on n’arrive jamais bien à se représenter ce monde étrange, si disparate, et c’est ce procédé qui permet aussi de montrer la complexité irréductible de l’Etat des femmes, et qui le rend crédible. Comme un explorateur au XVIe siècle découvre une terre inconnue et ne comprend pas la société qu’il y trouve, tente de la rendre familière mais échoue toujours beaucoup, le lecteur ou la lectrice se retrouve embrumé.e dans cette peinture d’une société si radicalement différente de tout ce qu’il ou elle connaît, qu’il ou elle ne peut jamais se l’approprier. Cette étrangeté est bien évidemment voulue par l’autrice, une fois de plus ; et paradoxalement, la bigarrure du monde qu’elle décrit le rend d’autant plus crédible.

La forme de l’oeuvre aussi participe de cette démarche, où le mythe et la science-fiction se conjuguent. Je parle depuis le début de cette critique de mythe, j’ai parlé de poésie aussi : le roman de Wittig se construit comme une épopée, le genre noble par excellence selon ce cher Aristote – un genre poétique à l’origine, rappelons-le ; l’épopée est un récit qui narre les mythes, réels ou non, d’un héros ou d’un peuple – ici, le peuple des femmes. Une épopée moderne, où les paragraphes pleins de silences et de blanc remplacent les vers traditionnels, épaississant le mystère qui entoure la société décrite. Les phrases sont courtes, le texte est écrit au présent, avec peu de ponctuation et l’absence totale de marques de discours direct, malgré l’abondance des paroles rapportées des personnages ; autant d’éléments qui renforcent l’impression qu’a le lecteur ou la lectrice de lire un texte poétique scandé, un chant guerrier. Les deux pièces poétiques en majuscules qui ouvrent et ferment le récit témoignent bien de cette élévation du discours, de cette ambition totalisante du texte.

Alors oui, ce livre est un livre difficile d’accès, plein de symboles que l’on ne peut comprendre sans être très attentif.ve, très érudit.e, plein d’imagination et sensible à l’idéologie féministe de l’oeuvre. Des choses échappent à l’esprit aguerri, plein de choses, tant de choses que c’en est frustrant, surtout quand on lit la liste, intégrée au livre, des références littéraires parsemées par l’autrice dans son récit. Ce livre exige une concentration qui ne pourra manquer d’être parfois défaillante. Mais pour moi, ce fut surtout une oeuvre inspirante, qui m’a donné beaucoup d’idées, beaucoup d’envies, et même beaucoup d’espoirs, car j’y ai vu un avenir possible de société non patriarcale, et j’y ai vu une société actuelle dans laquelle les féministes n’étaient pas ces femmes amères et aigres que beaucoup veulent qu’elles soient, mais des écrivaines très talentueuses et des personnages d’une fiction profuse. Le livre m’a fait sourire et m’a fait plaisir dans sa ferveur guerrière, ses messages forts, sa philosophie fine et engagée qui n’a rien à envier à la puissance créatrice des mythologies nietzschéennes (misogynes, soit dit en passant). C’est pourquoi d’ailleurs j’ai préféré la seconde partie du roman à la première, celle qui donne son nom au roman, celle qui donne envie d’être une guérillère, et pas dans une société imaginaire mais dans notre société, afin de reprendre un peu de pouvoir et bien simplement, peut-être, de souffle. Et c’est le voeu du dernier paragraphe du roman : pour la première, et la seule fois, le récit s’écrit avec un « nous », et non plus avec un « elles ».

Je termine sur une citation un peu mordante qui m’a beaucoup plu (et qui parle des hommes), et je vous laisse ressentir la poésie et la beauté formelle qui s’en dégagent (p. 139) :

Voyez-le ce mal jambé qui cache ses mollets de toutes les façons.Voyez sa démarche timide et sans audace. Dans ses villes, il est aisé d’entreprendre contre lui des actions violentes. Vous le guettez au coin d’une rue la nuit. Il croit que vous lui faites signe. Vous en profitez pour vous emparer de lui par surprise, il n’a même pas le réflexe de crier. Embusquées dans ses villes vous le chassez, vous vous saisissez de lui, vous le capturez, vous le surprenez en criant de toutes vos forces.

A girl walks alone in beauty

Critique : Ana Lily Amirpour, A Girl Walks Home Alone at Night, 2015

La fille, qui s’apprête pour endosser son « costume » de vampire.

La première fois que j’ai vu ce film suave, comme tout le monde, j’ai pensé à Only Lovers Left Alive, un peu, et je me suis ennuyée, un peu. Pourtant, il m’avait fait, déjà, un effet de fou, il me hantait, je n’ai cessé de vouloir le critiquer et je n’ai pas eu la force – alors j’ai voulu le revoir pour le critiquer. Je l’ai revu, sans but précis pourtant, mais je pressentais déjà le bonheur terrible que j’éprouverais à le revoir.

Ce que ce film est beau. Photographie magnifique, évidemment, noir et blanc léché, mais aussi BO extrêmement bien choisie. Et puis j’ai un faible pour le contemplatif, depuis des années. Alors quand on assemble les trois, ça donne une des plus belles scènes de cinéma (que je trouvais un peu longue, que je trouve maintenant un peu courte… !) qu’il m’ait été donné de voir – la fille qui danse, austère, libre, livide et muette, beauté non-évidente et aussi inattendue qu’immobile, à quelques centimètres du nez du garçon beau comme un dieu ivre que déjà obsède cette fille insaisissable.

Et si ce n’était que ça ! Mais on est bien au-delà de la seule beauté formelle. Le film se veut original, c’est évident – qui penserait à une femme vampire iranienne voilée ? – mais pas simplement par défi ; car cette démarche a un sens, profond. En fonctionnant comme un symbole, cette fille non-nommée, qui porte toujours la même marinière basique et déconcertante, et qui arpente tel un fantôme éternel les rues de sa ville glauque sans jamais se faire prendre pour ses meurtres, est subversive aussi par les enjeux qu’elle incarne. Cette femme, en effet, est subversive politiquement, tout en demeurant dans le respect absolu de la morale.

Morale religieuse, tout d’abord : elle ne sort qu’avec son chador (qui est plus qu’un hijab, c’est-à-dire plus que ce qu’impose la loi islamique iranienne, bien qu’elle le laisse ouvert sur la marinière), dissimulée entièrement dans ce voile qui devient finalement une arme pour perpétrer ses appétits sanguins dans la plus grande discrétion. La pudeur est préservée, jusque dans le comportement sobre de la jeune femme, qui n’agit bizarrement en public qu’avec une ambiguïté aussi effrayante/imperturbable qu’irrépréhensible.

Et puis morale tout court : bien que la fille tue, elle ne tue que des individus qui sont, eux, moralement répréhensibles. Bien sûr, si cette interprétation de la justice est contestable, elle donne au pire un alibi à celle qui doit tuer pour survivre, et au mieux un éclat héroïque. Justicière de l’ombre, qui ne tire aucune gloire d’un acte aussi trivial que celui de se nourrir, elle prend pour cible les solitaires dangereux, les solitaires perdus, les solitaires qui ont mal tourné et qui n’ont plus rien à sauver. Elle ne tue pas aveuglément – il est très invraisemblable qu’elle finisse par bouffer son bellâtre, non pas tant qu’elle l’aime (du moins, on n’en sait rien), mais plutôt qu’il n’a pas à être puni et qu’il est innocent comme un ange et intègre. Notons aussi, et ce n’est pas un détail, que la fille ne mord la gorge que des hommes – et le personnage de la prostituée qu’elle « sauve » est une preuve flagrante que ce n’est pas un hasard. Un film féministe, alors, où le vampire défend la cause des femmes ? Peut-être, qui sait. Dans une certaine mesure, est opéré ainsi un renversement des rôles traditionnels. La femme vampire n’est pas une femme fatale aussi dangereuse qu’attirante (elle est certes attirante, mais elle n’a rien d’une femme fatale, et elle ne correspond en aucun cas aux stéréotypes de la féminité), mais une figure mystérieuse, puissante, inaccessible – je ne dirais pas masculine, ce serait exagéré, mais au moins une figure dé-genrée… Un peu comme les hommes dans la plupart des films grand public, finalement : les hommes sont d’authentiques personnages (pas seulement des brutes viriles) tandis que les femmes sont des faire-valoir (tout comme les noirs ont des rôles de noirs, les vieux des rôles de vieux, etc. Il n’y a que les hommes blancs jeunes et beaux pour être de vraies personnes et non des catégories, ironiquement). Ainsi, avec toute sa froideur et toute sa vampirité, je trouve l’héroïne bien plus humaine que les autres personnages. Bien plus habitée, bien plus infiniment crédible quand elle danse après avoir posé son vinyle de musique tellement moins dark que ce que son personnage pourrait laisser penser. Bref, à mon sens, c’est à la fois un symbole et un être humain : c’est ce qui fait la complexité, l’intérêt, et la crédibilité du personnage. A l’inverse, si la gueule d’ange qui la kiffe est touchante, elle est aussi innocente, donc, bien foutue, mainstream (on notera aussi qu’il est d’extraction sociale basse, et qu’il travaille au service d’une femme, donc aucune supériorité symbolique vis-à-vis de la gent féminine) – et notre jeune homme est donc beaucoup plus lisse que sa conquête buveuse de sang, et pas seulement parce que cette dernière boit du sang.
(Du moins, conquête, on le suppose, car la relation de ces deux-là est aussi limpide qu’esquissée, de manière très élégante. Le silence, dans ce film, joue un rôle fascinant. Tout comme la fin du film fait apercevoir avec une grande finesse la prise de conscience obscure et inéluctable par le garçon de la réalité sanguinaire de la fille – et la manière dont il semble surmonter l’information. Peut-être le début d’une des plus belles histoires d’amour qui soient.)

Bien entendu quand je parle de morale, je ne dis pas que cette morale est une morale juste ; je dis que cette morale est cohérente. D’ailleurs, la fille le dit à Arash (notre homme) : il ne sait pas ce qu’elle a fait – sous-entendu, des choses terribles. En confessant cela, malgré son impénétrable rigueur, elle ressemble encore un peu plus à un être humain. Où est le bien, où est le mal ? Quand sa voix se déforme et devient monstrueuse et qu’elle menace un enfant (dont l’acteur est très mauvais, soit dit en passant), on dirait le diable qui dévoile sa vraie apparence. Mais cet enfant est un peu bizarre (peut-être sait-elle qu’il va mal tourner, lui aussi ?), et quand elle fait du skate, qu’elle danse sur du rock, qu’elle porte des marinières, et qu’elle tue avec classe et détermination un dealeur malhonnête beauf aux tatouages dégueulasses, c’est un peu trop cool pour être juste mal. On soulignera d’ailleurs l’humour certain de la réalisatrice dans cette représentation du beauf – l’aspect comique, bien que secondaire et surtout introductif, ajoute un peu au sel de ce film merveilleux.

Subversion, donc, avec le vernis des convenances : à aucun moment la religion n’est évoquée dans ce film, mais elle est à demi-mot mise en cause dans cette redéfinition de la fonction du voile, et peut-être aussi dans cette critique de la soumission sociale des femmes aux hommes (il n’y a qu’à voir comment le beauf prend la fille pour une prostituée au tout début du film…). Et subversion dans cette discrète inversion des rapports de forces, qui évite soigneusement les clichés, que permet le personnage de la fille. Subversion encore dans ce questionnement du concept même de la morale, qui reste sans réponse franche, puisqu’en toute honnêteté, la fille est autant une meurtrière qu’une icône aux allures de sainte – peut-être qu’en plein jour, son voile serait d’un blanc virginal ? N’oublions pas que les morales de l’Ancien Testament sont sanguinolentes comme celle de notre héroïne.

C’est pourquoi, sous le concept trop hipster du film de vampires moderne, revisité, décalé, j’ai vu un film magistral, d’une beauté à couper le souffle, où rien n’est laissé au hasard, où au contraire tout fourmille de sens et de subtilité. On me pardonnera j’espère mon engouement qui altère probablement mon objectivité, mes grands mots, et mon féminisme qui me trahit. Il faut bien ça, pour un film fétiche.

Analyse de la spirale, entre cauchemar et résilience

Critique : Nina Bunjevac, Bezimena, 2018

Une vision cauchemardesque de Benny

Je n’ai pas acheté beaucoup de livres au festival d’Angoulême en 2019. Trois, pour être précise ; dont Bezimena. La couverture, déjà, d’une beauté sans nom, m’a fait pressentir le bijou. Ça parlait de perversion et de violences sexuelles, et en tant que spécialiste de la culture du viol au XVIIIe, ces sujets me font de l’œil ; l’autrice était là et faisait dédicacer son oeuvre ; il n’en a pas fallu davantage pour me décider, et cette BD est le bijou de ma collection minimaliste.

Je qualifierais cette oeuvre de conte noir érudit, graphique, explicite, et surtout mystérieux. L’oeuvre est spiralaire et nécessite de fréquents retours en amont dans le récit pour tenter de comprendre ce qui se joue ; la spirale est d’ailleurs le motif déterminant du livre, puisqu’il l’ouvre et le clot explicitement, en imbriquant deux histoires en une. Il faut ensuite, quand le dernier mot est lu, reparcourir le livre pour tisser les liens du récit ; puis il faut encore, le livre refermé, réfléchir.

Qui est Bezimena ? Cette vieille femme mystérieuse, sans nom (puisque l’on apprend que c’est le sens, dans les langues slaves, de ce non-prénom) pourrait être l’incarnation de la résilience : en plongeant la tête de la prêtresse, qui incarne quant à elle la douleur de la victime, dans l’eau, et en lui posant ensuite la question « Pour qui pleurais-tu ? », elle permet à cette prêtresse de revivre son traumatisme en s’incarnant (ça fait beaucoup d’incarnations, je sais) dans le violeur, pour pouvoir verbaliser enfin la douleur, l’accepter, la surmonter. Il s’agit, me semble-t-il, de déjouer la spirale infernale de la « souffrance perpétuelle et vaine », par le récit ; c’est ainsi le sens de cette mise en page, très originale, qui donne sur la page de gauche le récit (laconique) des événements, et qui sur la droite l’illustre par des plans variés d’ensemble ou de détail. La conteuse (explicitement féminine) raconte son récit à un interlocuteur dont l’identité demeure inconnue, mais en regardant le phylactère, on voit que les deux prises de parole de cet interlocuteur s’associent à une étoile brillante – soit symbole de la transcendance de l’interlocuteur, soit symbole d’espoir. Ainsi, beaucoup d’éléments qui, déjà, laissent à penser que nous avons sous les yeux un récit traumatique de résilience. Je comprends mieux à présent le sens de la dédicace que m’a faite Nina Bunjevac : un oiseau portant dans son bec une étoile ; le récit autobiographique annexe, en postface, du traumatisme, va également dans ce sens : il s’agit de « dissiper les ténèbres ». Intention qui n’est pas évidente avant d’avoir terminé cette lecture noire, littéralement noire ; les illustrations sont toutes en noir et blanc, le dessin est inquiétant, réaliste, sans concessions – ce sont des dessins de cauchemar.

Le cauchemar, c’est bien le mot que l’on peut utiliser pour le récit principal, la seconde vie de la prêtresse dans le corps du violeur, la réécriture du mythe de Diane et Actéon avec, dans le rôle d’Actéon, Benedict dit Benny, et dans le rôle de Diane, Becky. Les deux noms entrent en résonance pour parfaire le lien symbolique qui unit le pervers et la déesse vengeresse. Point mythologique : au cours d’une chasse, Actéon surprend Diane au bain, laquelle, furieuse, le transforme en cerf ; Actéon meurt déchiqueté par ses chiens qui ne le reconnaissent plus. Les éléments du mythe sont tous revisités par l’autrice, qui déplace le mythe en direction du fantasme et de sombres joyeusetés que je n’expliciterai pas trop pour ne pas spoiler. La vengeance de la déesse semble orchestrée de part en part : le pervers, rendu fou, accomplit sans le savoir des crimes atroces, quand il croit satisfaire à ses fantasmes nymphomanes en accord avec des prédictions – c’est en ce sens que le fantasme se change en cauchemar. On comprend mieux encore cette réécriture en mettant en lien les petites filles-chiens avec l’expérience biographique de l’autrice. La vengeance, la punition s’accomplit : grâce à elle, la prêtresse ressuscite (littéralement), et peut désormais dire pourquoi elle a souffert et parler au passé de ses larmes. La dimension cauchemardesque est néanmoins maintenue : demeure le doute quant à la culpabilité de Benny (nommé ainsi « affectueusement » tout au long du récit), convaincu de sa propre innocence, et… je vous invite à regarder attentivement le chapeau, c’est tout ce que je dirai. La vision hallucinée du crime demeure d’autant plus frappante quand le fantasme pornographique de ces relations sexuelles violentes avec des femmes idéales oscille entre la vision impersonnelle (on ne saura rien de ces femmes, on ne les entendra jamais parler, elles resteront de purs objets de désir, inaccessibles, en particulier pour Becky) et l’affect tangible (Benny devenant, émotionnellement et physiquement, de plus en plus obsédé par le fantasme).

Nina Bunjevac ne laisse rien au hasard ; le récit, rapide à lire, est pourtant d’une grande complexité, d’une grande subtilité, et s’élabore comme une architecture intrusive de la mémoire au service d’une renaissance personnelle. Pénétrer les confins de l’esprit de l’agresseur : telle est la stratégie de l’autrice, qui renvoie dos à dos, comme deux parties de la même histoire, la figure de la victime et celle de l’agresseur. La violence exercée sur le corps de la victime est déjà dans le regard malade de l’agresseur, et pour la comprendre, pour s’en venger, il faut faire violence à l’intimité de celui-ci, par la parole. La victime-narratrice n’est plus un corps dépossédé de lui-même, mais une voix qui se réapproprie son histoire : ainsi, elle se reconquiert elle-même.
Un grand livre.