Capitalisme

Programme : un joyeux mélange de vers libres, de vers fixes et de vers irréguliers ; plein de métaphores diverses qui s’accumulent comme une tentative impossible de poétiser le capitalisme ; une réflexion pleine d’antithèses sur le faire et sur l’être. Et un petit merci, quand même, à la poésie pour le peu qu’elle peut – qui n’est peut-être, finalement, pas tout à fait rien.

J’ai la tête avide et le cœur vide

Et un étrange étau comprime ma poitrine

Je ne sais pas être et je sais seulement faire

L’équilibre est menu, un petit tempo doux

Qui bat comme flétrit par seconde la fleur

Oh non oh plus de rimes plus de vers plus de rien

Quand je suis seule je pense aux autres et ne pense rien de moi

Petit croûton de pain qui sèche en dedans

Ça ne tient pas très droit mais ça ne se voit pas.

Je m’occupe de moi comme d’une plante verte

J’ai plein d’images

Je m’arrose une fois par semaine et j’estime que

C’est bien.

Ma tête est exigeante et fort capitaliste

Je la nourris d’histoires de politique et de petits croûtons

Qui flottent dans la soupe transparente de mes émotions

Si je ne ressens rien c’est que tout va bien

Et que tant pis les chavirements de mes vers bancals

Le poème sait mieux que moi pourquoi j’ai mal au cœur

Je nie jusqu’à ce qu’on me dise

Les maux de tête les maux de torse les maux de vide

Ils viennent pour te dire que tu fais au lieu d’être

Et la fleur funambule se cramponne à son fil

Je ne laisse pas les autres s’occuper de moi

Je reçois l’eau mais je suis déjà flétrie

Car si je ne peux pas me cramponner au fil

Si moindre briselette envoie voler mon cœur

Si composer poème est la seule manœuvre

Grâce à quoi je ressens quelque chose de beau

Quelque chose de vivant

C’est que je n’écris pas, pour ne pas ressentir.

Je fais de mon poème un accomplissement

Et je ne le crois pas quand il extirpe un peu

De matière lyrique arrachée des tréfonds

De mon esprit si plein et de mon cœur si vide.

Pilosité (Trouble dans le genre)

J’aurais aimé ne pas avoir un sujet avec ce poème. J’aurais beaucoup encore à dire sur le fait d’être, dans l’espace public, une femme cis qui porte des vêtements courts et qui ne s’épile pas. La solitude, la politisation forcée, la renonciation au regard masculin désirant. La difficulté, surtout. Et si ça semble futile, on se souviendra peut-être qu’il y a bien longtemps, avant qu’elle ne cesse de s’ôter les poils des jambes, alors qu’elle avait déjà cessé d’ôter ceux des aisselles, la poétesse a reçu des menaces de viol lorsque l’individu la harcelant dans les couloirs du métro l’a vue lever les bras. L’été est une saison dangereuse. Voilà, et le programme, eh bien c’est que j’ai joué avec les rejets et les enjambements, avec les rimes et notamment avec leur genre comme souvent, et que je m’afflige des réactions que je suscite. Pour le petit clin d’œil, on aura reconnu Judith Butler.

On pourrait parfois croire, et l’on aurait raison,

Que le public me voit comme une attraction :

Piercings, cheveux rasés, vêtement frémissant ;

Ma rousseur fragile forme ultime ornement.

Pourtant le RER l’été est mon terrain

De test et d’analyse où le regard serein

De la gente tranquille s’interloque en dessous

Des ourlets de ma robe. Il y a là ma jambe

Poilue. Oubliés de mes joues les petits trous.

Ce n’est rien, après tout, comparé à la jambe

Qui exhibe un duvet manquant de féminin

Agrégé laidement à des lèvres carmin.

Est-ce femme ? Est-ce monstre ? – On se cabre pour peu…

Pauvre trouble que poils sur une rime en E… !

Infamie

Aujourd’hui, un poème infâme où l’on ne respecte pas grand-chose : ni le genre, ni le nombre, ni par conséquent l’alternance des rimes, ni la logique sémantique des strophes. Mais on a travaillé beaucoup les allitérations et les assonances. L’allongement des phrases qui débordent de leurs vers et de leurs strophes montre l’écrasement des rêves infâmes véhiculés par les œuvres classiques et le peu de place accordé à la possibilité d’un autre destin féminin. Pour surmonter ces débordements, ce poème appellera peut-être une suite. C’est un poème qui bouscule, mais qui n’est pas révolutionnaire ; la suite le sera peut-être plus, donc ?

Mais il faut à la fin vivement protester :

Infâmes ont été pour moi tous les grands livres

Qui me firent penser jadis, presque comme ivre !

Qu’il fallait que je fusse une princesse hissée

Par sa ronde fenêtre, attendant la romance

Qui donnerait son sens à ma trop lente vie.

Lors mon seul rêve grand était la quête rance

D’un amour absolu dont, en objet ravi,

Je deviendrais chérie. Mais ces auteurs pénibles

Eux, cherchaient le succès et la reconnaissance,

Plutôt que de rêver à un·e autre voué·e

A rendre leur destin foudroyant et lisible.

Plutôt que dévidée de toute ma substance,

J’eus souhaité bien plu(s )tôt être politisée.

Collage n°9 – « Mais pourquoi ralentir quand la vie est si courte » (Memento frui)

Pour que ce collage ne soit pas mal interprété : je le vois comme l’empowerment d’une meuf (qui a le droit d’être belle et intelligente en même temps parce que la féminité ce n’est pas dégradant) qui own la mort et qui se protège habilement d’un mixage du cerveau que voudrait orchestrer la Dépression. D’où le détournement du memento mori en un très heureux « Je me souviens de jouir/de profiter » avant que la mort n’arrive. Je voulais tester un collage plus minimaliste, peut-être plus lisible, et j’aimais l’idée que les vers (tirés de « De trente à trente-deux ans », terminé et publié hier, à lire ici) évoquent un peu une dédicace de star sur une photo découpée de magazine en mode 2000’s. Voilà pour le petit commentaire littéraire ✵

De trente à trente-deux ans

Programme : ma vie, ce n’est pas du tout l’écriture, et ça l’a rarement été. Il y a des périodes où la poésie me déserte. C’est que j’ai trop de choses à faire et à vivre. Et l’on m’avait dit, que les trente ans, la crise des trente ans, ça passerait : c’était vrai. Maintenant, je fais beaucoup de choses, mais ça va – au sens fort du terme, ça va. Bref, ce poème sans prétention sur la fuite (positive et négative) du temps parle de cela.

Parfois je n’écris pas. Pendant ces abstinences,

Je lis, je vis, j’enseigne, et je dois conjuguer

Et la psy et le sport et le ukulélé,

Netflixer jouir sortir et partir en vacances.

Dieu que ma vie est pleine ! et je ne saurais dire

Si dans tout ce chaos ma tête est démeublée

Si je me peux penser sans jamais me poser

Et si ma psy me croit quand je dis ne rien fuir.

Mais pourquoi ralentir quand la vie est si courte

Pourquoi philosopher puisqu’un jour je mourrai

J’ai décidé que point d’enfants n’enfanterai

Ce n’est pas pour périr d’ennui comme une gourde

Ce n’est pas pour pleurer dans d’amers Cioran

Dans la dépression où j’ai perdu mon temps.